Le Data Privacy Framework (DPF), adopté en 2023 pour encadrer les transferts de données entre l’Union européenne et les États-Unis, fait aujourd’hui face à de sérieuses incertitudes. Après l’invalidation successive de ses prédécesseurs, Safe Harbor et Privacy Shield, le DPF pourrait à son tour être remis en question, en particulier par une décision future de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ou à la suite de changements politiques aux États-Unis.
Rappel : que dit le RGPD sur les transferts internationaux ?
Conformément aux articles 44 et suivants du Règlement (UE) 2016/679 du 27 avril 2016 (RGPD), les transferts de données personnelles vers des pays situés en dehors de l’Union européenne ne sont autorisés, en l’absence de mécanisme juridique spécifique, que si ces pays offrent un niveau de protection jugé adéquat. Si ce niveau n’est pas atteint, l’exportateur doit mettre en place des mesures supplémentaires pour compenser les insuffisances du cadre juridique local.
Ce niveau peut être formellement reconnu par une décision d’adéquation adoptée par la Commission européenne. À défaut, tout transfert – qu’il s’agisse d’un envoi direct, d’un accès à distance ou de toute autre forme de mise à disposition – est considéré comme non conforme au RGPD.
L’article 45.2 du RGPD énumère plusieurs critères que la Commission européenne doit prendre en compte pour décider si un pays tiers offre un niveau de protection des données suffisant. Parmi ces critères figurent :
Les lois du pays, notamment celles sur la sécurité, la justice ou l’accès des autorités aux données, ainsi que les droits concrets dont disposent les personnes concernées pour contester un traitement.
L’existence d’une autorité indépendante de protection des données, chargée de faire respecter les règles et d’aider les citoyens à faire valoir leurs droits.
Les engagements internationaux du pays, comme la signature de la Convention 108 du Conseil de l’Europe sur la protection des données.
Quid des transferts transatlantiques?
Les lois américaines sur la surveillance (comme le FISA 702 (Foreign Intelligence Surveillance Act)), le décret exécutif EO 12.333 ou le Cloud Act) autorisent les autorités à accéder à des données hébergées par des entreprises américaines, y compris lorsque ces données concernent des citoyens européens. Cette possibilité entre directement en conflit avec les principes du RGPD et alimente les critiques sur l'insuffisance du niveau de protection offert par le DPF.
C’est pour cette raison principale que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a invalidé à deux reprises les accords de transfert précédents, Safe Harbor en 2015 (par l'arrêt Schrems I) et le Privacy Shield en 2020 (par l'arrêt Schrems II).
Malgré cela, la Commission européenne a adopté le 10 juillet 2023, un troisième accord, le Transatlantic Data Privacy Framework (DPF), en estimant que les protections américaines étaient désormais suffisantes.
Principaux arguments avancés par la Commission européenne :
Modifications législatives américaines : Les États-Unis ont adopté des réformes, notamment par décret présidentiel (« Enhancing Safeguards for United States Signals Intelligence Activities », Executive Order 14086), qui introduisent des limitations à la surveillance des données à ce qui est “nécessaire” et de manière “proportionnée”.
Mécanisme de recours : Mise en place d’une procédure en deux étapes permettant aux citoyens européens de contester l’utilisation de leurs données.
- La plainte est d'abord examinée par le Civil Liberties and Privacy Office (CLPO), compétent en première instance.
- En cas de contestation, l'affaire peut être portée devant la Data Protection Review Court (DPRC), une instance de recours spécialement créée pour examiner ces dossiers.
- Parallèlement, le Privacy and Civil Liberties Oversight Board (PCLOB) intervient comme organe de contrôle indépendant au sein de l’exécutif américain. Composé de cinq membres, il est chargé d’évaluer les stratégies gouvernementales et leur mise en œuvre en matière de protection de la vie privée et des libertés civiles.
Contrôle régulier : La Commission européenne prévoit d’examiner à intervalles réguliers si le niveau de protection reste adéquat
Concrètement : quelle mise en place du DPF?
Cette décision permet donc le transfert libre de données personnelles depuis l’UE vers les organismes américains certifiés, sans nécessiter de garanties supplémentaires comme les clauses contractuelles type.
Pour ce faire, les entreprises concernées doivent s'auto-certifier auprès du Département du commerce des États-Unis et s'engager à se conformer aux exigences du cadre, notamment en matière de traitement des données, de sécurité et de droits des personnes concernées. Elles doivent également s’engager publiquement et renouveler chaque année leur adhésion, en respectant l’ensemble des principes fixés par ce cadre juridique.
Il est donc essentiel, pour tout responsable de traitement soumis au RGPD, de vérifier avant tout transfert que l’entité destinataire figure bien sur la liste officielle des organismes certifiés, disponible sur le site du département du Commerce américain (rubrique Participant Search sur dataprivacyframework.gov).
Pour tous les autres destinataires non certifiés, il est impératif de mettre en place des garanties appropriées, telles que les clauses contractuelles types (CCT), et de s’assurer que les personnes concernées disposent de droits opposables ainsi que de voies de recours effectives.
Quels éléments fragilisent le DPF?
Élément contesté | Problème soulevé |
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Engagements non législatifs | Les garanties américaines reposent sur des Executive Orders, non sur une loi votée par le Congrès, ce qui les rend facilement révocables par un changement de président américain. |
Privacy and Civil Liberties Oversight Board, comme unique garant | Organe administratif censé garantir le respect des règles par les services américains, révocable à tout moment par l’organe exécutif américain. |
Voies de recours souvent inaccessibles | La DPRC ne constituerait pas une juridiction indépendante au sens de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, pour les raisons suivantes:
|
Surveillance de masse toujours permise | Les lois comme FISA 702 et le CLOUD Act restent en vigueur et incompatibles avec le RGPD, et une interprétation différente est faite localement au principe de proportionnalité, portant atteinte à l'article 52 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. |
Des analyses soulignent que le niveau de protection reste ambivalent et pourrait générer des situations de « conformité non conforme », laissant à la CJUE le soin de trancher sur la conformité réelle du DPF.
Le retour du risque d’insécurité juridique
📌 Le risque juridique est bien réel : si les garanties offertes aux citoyens européens venaient à disparaître dans les faits, la CJUE pourrait invalider le DPF, comme elle l'a déjà fait pour ses prédécesseurs, le Safe Harbor et le Privacy Shield.
Une telle décision entraînerait une insécurité juridique pour les entreprises tant européennes (en particulier celles qui hébergent des données sur des plateformes de cloud américaines) qu'américaines, qui se traduit par les potentielles conséquences suivantes :
Manque de visibilité stratégique : Ne sachant pas si le DPF sera maintenu, adapté ou annulé, de nombreuses entreprises pourraient suspendre leurs projets ou privilégier des solutions provisoires.
Crainte de coûts opérationnels et de désorganisation : L'instabilité du cadre obligerait les entreprises à réorganiser en urgence leurs flux de données et à renégocier leurs contrats.
Complexification des relations contractuelles : Pour se protéger, les entreprises devraient multiplier les clauses de sauvegarde, les audits, et renforcer les mécanismes de conformité avec leurs partenaires, rendant les échanges plus lourds et ralentissant leur activité.
Risque accru de non-conformité : L'incertitude expose à des violations involontaires du RGPD, avec des risques de sanctions administratives et de perte de confiance de la part des clients, partenaires et autorités de protection des données.
🔍 Le scénario le plus probable serait le même que celui observé en 2021 après l'invalidation du Privacy Shield : un basculement massif vers les Clauses Contractuelles Types (CCT) comme solution temporaire pour sécuriser les transferts de données vers les États-Unis — et non un arrêt brutal des échanges transatlantiques.
Le DPF sous le feu des critiques
Le Commissaire européen à la démocratie, à la justice, à l'État de droit et à la protection des consommateurs, Michael McGrath, a déclaré lors d'un récent webinaire organisé par le Center for Strategic and International Studies que la Commission est « déterminée » à poursuivre l'accord.
Ses propos interviennent alors que certaines autorités nationales (Suède, Norvège, Danemark) commencent à publier des recommandations de prudence sur l’utilisation de prestataires américains, même en cas d'adéquation officielle, notamment :
- Evaluer systématiquement la nécessité du recours à des prestataires américains;
- Préférer des solutions européennes lorsque des données sensibles sont traitées;
- Maintenir une gouvernance documentaire robuste sur les transferts de données;
- Vérifier la proportionnalité du transfert, au regard de la nature des données et des finalités du traitement;
D'autres initiatives juridiques et politiques contestent cette décision, telle que l’organisation NOYB (None of Your Business), fondée par Max Schrems qui a publiquement affirmé que le DPF "n’apporte aucune amélioration substantielle" par rapport aux accords précédemment annulés.
Ou encore Philippe Latombe, député français (MoDem) spécialiste des questions numériques, a déposé en septembre 2023 un recours devant le Tribunal de l'Union européenne pour demander l’annulation de la décision d’adéquation.
Évaluer la législation du pays de destination, le paradoxe du DPF
Lorsqu’un exportateur de données doit évaluer si la législation du pays de destination garantit un niveau de protection adéquat, il se retrouve rapidement confronté au paradoxe du DPF. Sur le papier, le Data Privacy Framework est conforme : il repose sur une décision d’adéquation de la Commission européenne et des engagements formels des autorités américaines.
Mais dès qu’on procède à une évaluation approfondie, comme l’exige la jurisprudence européenne (notamment suite aux arrêts Schrems), on retrouve les mêmes fragilités structurelles qui ont justifié l’invalidation des accords précédents : surveillance de masse, absence de loi contraignante, recours limités, dépendance à des engagements politiques révocables.
Si la décision d'adéquation tombe, il revient aux responsables de traitement de se baser sur les autres garanties possibles du RGPD. Or, en cas de CCT, depuis les arrêts de la CJUE, il faut voir s'il y a besoin de mettre en place des garanties supplémentaires de protection dépendamment du doute sur la niveau de protection offert par le pays en question. Or, vu la réalité et les raisons mêmes d'invalidation possible du DPF, quelles mesures suffiraient pour combler ceci?
Ainsi, le processus d’évaluation ramène inévitablement aux critiques fondamentales du DPF, créant une forme de cercle vicieux : on applique un cadre théoriquement valide, tout en constatant qu’il ne résiste pas à une analyse de fond.
Cela place les entreprises dans une situation juridiquement instable, où elles doivent décider entre la conformité formelle à un cadre contesté, ou l’anticipation de sa possible invalidation — comme ce fut le cas avec le Privacy Shield en 2020.
Malgré les critiques, une survie possible
Au cœur des incertitudes actuelles, le DPF demeure pleinement applicable et constitue à ce jour un fondement légal valide pour les transferts de données entre l’Union européenne et les États-Unis.
Contrairement aux craintes exprimées, il n’est pas exclu que la CJUE prenne en compte l'importance stratégique du DPF pour la stabilité des flux transatlantiques de données, et décider donc de laisser au DPF l’opportunité de prouver son efficacité opérationnelle, en particulier lors de la première révision périodique prévue dans le mécanisme d’évaluation de l’accord.
Il est également important de rappeler que les engagements pris par les autorités américaines ont été reconnus et validés par l’ensemble des États membres, traduisant un consensus politique transatlantique en faveur de la préservation d’un cadre de confiance pour les échanges de données.
En outre, les alternatives prévues par le RGPD, telles que les Clauses Contractuelles Types (CCT) ou les Règles d’Entreprise Contraignantes (BCR), bien qu’utilisables en cas d’absence d’adéquation, ne règlent pas intrinsèquement la problématique de la surveillance étatique. Elles impliquent des démarches plus lourdes pour les entreprises, sans offrir, en pratique, des garanties nécessairement supérieures à celles établies par le DPF.
En ce sens, il est important de ne pas confondre protection des données et souveraineté numérique, qui quant à elle, vise à réduire la dépendance stratégique vis-à-vis d’acteurs étrangers, au-delà des seules exigences de conformité juridique.
Transferts de données UE–États-Unis : encore légaux, mais pour combien de temps ?
Pour l’instant, les transferts de données vers les États-Unis via le DPF restent juridiquement valides. En effet, tant que la décision d’adéquation adoptée par la Commission européenne en 2023 est en vigueur — et tant qu’elle n’a pas été suspendue ou annulée par la CJUE ou par la Commission elle-même — elle continue de produire ses effets.
Cependant, si les éléments essentiels ayant justifié cette décision ne sont plus garantis dans les faits (par exemple, un démantèlement du mécanisme de supervision comme le PCLOB), la CJUE sera contrainte de revoir sa position et d’annuler l’accord.
Face à ces deux scénarios, la Commission européenne est prise entre deux feux : protéger la stabilité des relations transatlantiques ou jouer son rôle de gardienne des traités de l'Union sachant qu'en validant le DPF en 2023, elle a pris un pari risqué : celui de reconnaître un niveau de protection « essentiellement équivalent » aux standards du RGPD, sans qu’aucune réforme législative concrète n’ait été adoptée aux États-Unis.
Les entreprises doivent donc se préparer dès maintenant à une remise en cause imminente de la légalité des transferts vers les États-Unis, notamment si la nouvelle administration américaine décide de revenir sur les engagements pris sous la précédente.
Comment anticiper ? Les bonnes pratiques à mettre en place avec Dastra
En bref, si le DPF est conforme au RGPD sur le papier aujourd’hui, son fondement repose sur des engagements politiques américains réversibles, et non sur une base légale codifiée, soulevant ainsi des doutes légitimes sur sa solidité à long terme.
Dans ce contexte flou, les entreprises doivent adopter une approche proactive et peuvent anticiper en prenant ces mesures concrètes :
Cartographier tous les flux de données transatlantiques (quels traitements, quels acteurs, quelles données) ;
Évaluer les transferts critiques et identifier des alternatives européennes ou souveraines ;
Préparer un plan de repli vers les Clauses Contractuelles Types
Evaluer les coûts d'un éventuel rapatriement des données vers des solutions européennes;
Réaliser une analyse d’impact financière et contractuelle ;
Documenter tous les mécanismes de conformité (base légale, mesures complémentaires, registres mis à jour, etc.).
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